Manger, apprendre, coopérer : quand le petit déjeuner transforme la classe
LES PROFS QUI FONT BOUGER L’ÉCOLE
Céline Haller
Qu’est-ce que ça a changé dans ta façon d’enseigner ?
J’ai découvert, en faisant, ce que je n’avais jamais appris en formation: l’importance de poser une intention pédagogique sur chaque action.
Au début, je pensais devoir seulement suivre le programme, surtout en CM1/CM2 où il est déjà très chargé. Mais je me suis rendue compte qu’il y a plein d’autres apprentissages: être attentif, courageux, autonome et responsable, persévérer, forger un esprit critique, argumenter, communiquer efficacement, analyser ses émotions…. Je crois beaucoup à l’apprentissage transversal : relier les savoirs entre eux pour leur donner du sens.
Aujourd’hui, ma classe est organisée en groupes, avec du matériel flexible. Mes séances sont rythmées, on apprend en bougeant, en chantant, en rendant les savoirs concrets. Je me suis inspirée de pratiques nord-américaines. J’essaie de découper la journée en petits temps.
Le petit déjeuner m’a montré à quel point on pouvait développer l’entraide, la coopération, la communication. Je me suis rendue compte que les compétences psychosociales, une fois acquises, elles le sont pour de bon.
Au début de l’année, la vaisselle, c’était pour les filles. À la fin, tous les garçons s’y mettent. Si on les mobilise dans des situations réelles, elles s’ancrent.
Je suis convaincue que si on les vit enfant, elles deviennent des acquis durables. Je crois en la prévention dès le plus jeune âge pour forger les acquis qui ont du sens pour l’enfant.
Enfin, j’ai appris à écouter davantage les enfants, ce qu’ils vivent en dehors de l’école, entendre leurs inquiétudes… je l’ai vraiment découvert en m’asseyant avec eux.
Ils disent des choses qu’ils n’auraient jamais dites autrement.
Comprendre les malentendus entre nous : ce que je crois exprimer VS ce qu’ils comprennent.
J’ai appris à expliciter mes attentes, à décortiquer les gestes, à peser mes mots, à penser chaque consigne du point de vue de l’enfant. J’ai appris l’enseignement explicite. C’est ce travail qui a fait évoluer ma posture d’enseignante.
Ça m’a aidée à formuler les consignes. Je me demande toujours ce qu’il se passe dans la tête de l’enfant, comment le prendre dans son entièreté.
Avant, personne ne m’avait dit que ça existait.
Quelle a été la réaction de tes collègues ?
Mon projet n’était pas voué à perdurer, ni pensé comme un projet d’école. Je voulais d’abord m’assurer que ça marchait dans ma classe.
Puis j’en ai parlé à mes collègues. J’ai la chance d’être dans une école très innovante et qui bouge beaucoup. Il y a une équipe d’enseignants très soudée et volontaire, qui a envie d’innover.
Dans mon école, généralement, quand quelqu’un propose quelque chose, on dit d’abord oui, puis on voit comment on fait.
Le projet grandit et chaque collègue, au sein de mon école, s’en est emparé et a fait quelque chose de différent. C’est un projet très libre, que les enfants adorent et attendent avec impatience.
Est-ce que ça a changé quelque chose dans la relation aux parents ?
On invite les parents à partager le petit déjeuner une à deux fois par an. On a aussi fait venir des professionnels pour parler de santé, d’écrans, d’alimentation…
Quand les parents viennent à l’école pour un moment agréable, autour d’un café, dans un cadre bienveillant, ça change tout. On se rencontre sans qu’il y ait de problème à régler.
Et quand un problème arrive, le lien est déjà là. Ça a baissé l’absentéisme, changé la relation de confiance. Les enfants se sentent responsables, les absences sont toujours justifiées.
Et le financement ?
Au début, j’ai cherché des mécènes : entreprises, associations comme le Rotary… On a eu un budget de 1€ par repas par enfant sur six mois. Puis l’Eurométropole nous a soutenus.
Les parents participaient à hauteur de 2€ par mois, et la Ville complétait.
Et en 2019, grâce à l’équipe d’Olivier Véran, le projet a été inscrit dans le Plan Pauvreté. Aujourd’hui, toutes les écoles éligibles peuvent le mettre en place. Les ressources sont disponibles sur Éduscol et LéA chez Nathan Formation.
Ce qu’on fait s’inspire du modèle des Breakfast Clubs : quand la mairie s’en empare et l’organise sur le temps d’accueil des enfants, très vite, les enseignants s’en emparent à leur tour.
Céline Haller enseigne depuis 2017 en REP+ à Strasbourg, dans le quartier de Hautepierre.C’est là qu’elle a lancé un projet de petit déjeuner pédagogique avec ses élèves. D’abord social, il est devenu un puissant levier de transformation pédagogique. Ce projet lui a valu d’être en 2025, l’une des 10 finalistes pour le prix du meilleur prof du monde.
Comment t’est venue l’idée du petit déjeuner en classe ?
Je me suis rendue compte que beaucoup d’élèves arrivaient sans manger, pour différentes raisons (“je me lève seul”, “je n’ai pas les moyens”…). Je voyais qu’ils étaient fatigués, qu’ils avaient mal au ventre… Je me suis demandée s’il y avait un lien sur le plan physiologique. Alors, avec ma classe de CM2 on a mis en place un protocole expérimental.
Les résultats ont été bien au-delà de ce qu’on avait anticipé: la concentration a changé, la communication aussi. Comme j’étais assise avec eux, des sujets ont émergé qu’ils n’auraient jamais abordés autrement.
J’ai vu que ce temps de petit déjeuner était aussi un outil de travail très intéressant d’un point de vue pédagogique.
Au début, ce projet, qui était social (lié à l’alimentation, à la concentration…), est devenu, au fur et à mesure, un vecteur pédagogique (il me permet d’enseigner toutes les matières avec un aspect pratique), de santé mentale, de développement durable, de santé… qui m’a permis de transformer radicalement ma posture d’enseignante.
Comment ça se passe concrètement ce temps de petit déjeuner ?
Deux fois par semaine, les élèves prennent le petit déjeuner en classe, sur le temps scolaire. Cela peut durer 10 minutes… ou bien plus.
Ce temps est entièrement géré par les enfants: ils font les courses, composent les menus avec une nutritionniste, veillent au respect du budget de 1,30 € par élève et par repas (budget alloué par le Plan pauvreté depuis 2019) (généralement, on est à la moitié), préparent les paniers, les livrent dans les autres classes, assurent le service, font la vaisselle…
Je les forme pendant un mois et demi, puis je les accompagne tout au long de l’année. Lors des derniers petits déjeuners, je n’ai plus rien à faire : les menus sont affichés sur les frigos… Ils sont autonomes, responsables, heureux, et arrivent à l’école avant le début de la classe.
Tout devient un prétexte à l’apprentissage : calculer une facture, comprendre la fermentation, faire des conversions pour une recette, situer les aliments sur une carte…
On utilise le moment du petit déjeuner pour générer des apprentissages en sciences, français, géographie…et surtout pour faire entrer les élèves dans les apprentissages.
Organiser un panier-repas, mettre 1/8e de concombre, 1 yaourt par enfant et 1 tranche de fromage conditionné par paquet de 10 dans un panier, et le tout en 3 minutes, c’est un vrai défi !
C’est aussi une question de rythmes. Les enfants se lèvent plus tard. Dans une journée où l’on est en contrôle de 8h à 18h, le petit déjeuner devient un sas : un temps de transition pour arriver dans un environnement sécurisé et sécurisant.
